L’empire du crétin par jean-claude guillebaud
Publié par cedric - le 09/05/2010

La panique dans laquelle nous plongeons a au moins un avantage : elle libère la parole. Elle dissipe, d’un coup, toutes ces prudences « politiquement correctes » qui, jusqu’à présent, empêchaient les responsables de parler vrai, notamment au sujet des marchés financiers. J’en veux pour preuve la colère subite manifestée vendredi par Jean-Pierre Jouyet, président de l’Autorité des marchés financiers (AMF). S’en prenant aux spéculateurs de tout poil et à ceux qui, usant de rumeurs, affolent tactiquement les marchés, il a promis de sévir. Que ne l’a-t-il fait plus tôt.

J’en veux aussi pour preuve une formule d’Alain Minc, conseiller officieux – et omnipotent – de Nicolas Sarkozy. J’apprécie rarement ce que dit Minc, mais je dois reconnaître que, pour une fois, il a tapé juste. Évoquant les marchés financiers (qui dominent désormais la planète), il a rappelé que ces derniers étaient gouvernés par quelque « cent mille analphabètes », répartis sur la surface du globe. Il désignait ainsi les gestionnaires de fonds de pension, les traders, les opérateurs des grandes banques ou les « experts » des agences de notation.

 

Ces trentenaires vivent rivés à leur ordinateur et, en faisant basculer des milliards de dollars d’un pays à l’autre, sont capables de mettre littéralement le feu au monde. Analphabètes ? Disons que ces surdoués de la finance incarnent une forme de crétinisme particulier. Excellents en mathématiques, ils sont un peu comme des logiciels d’ordinateurs qui n’auraient qu’une seule fonction : faire du profit. Ils sont d’ailleurs (très bien) payés pour cela.

Le reste, tout le reste, leur est à peu près inconnu. La culture, la souffrance humaine, le fonctionnement des démocraties, le sens de la vie, la solidarité : personne ne leur a appris que cela existait. Ce n’est pas dans leurs compétences. En ce sens, ce sont effectivement des analphabètes, des enfants barbares. Les prestations médiatiques du trader de la Société générale, Jérôme Kerviel, à l’occasion de la sortie de son livre, en donne une idée. Disons que le bonhomme, hormis ses dons mathématiques, ne paraît pas extraordinairement futé.

Gardons tout cela en tête et comprenons que ce sont ces « gamins » (comme l’avait dit Raymond Barre) qui détiennent le vrai pouvoir. Ce sont eux qui spéculent aujourd’hui contre le Portugal ou l’Espagne, ce sont eux qui font plonger l’euro pour jouer à la baisse, quitte à ce que l’Europe elle-même fasse naufrage. Ces « champions » font ainsi la fortune d’institutions bancaires aussi douteuses que Goldman Sachs. Ce sont eux, au bout du compte, qui avaient mis en route la machine infernale des « subprimes ». En dernière analyse, ce sont leurs frasques que doivent payer les peuples.

Folie, folie, folie… Comment a-t-on laissé advenir une telle déraison ? Pourquoi n’avons-nous pas été plus nombreux à hurler que « le système devenait fou » ? Aujourd’hui, tout apparaît en pleine lumière. J’écrivais plus haut que, dans la catégorie des « analphabètes », il fallait ranger les experts des agences de notation. Un mot d’explication. Les agences de notation ont été créées pour évaluer en permanence, pour le compte des investisseurs, la solvabilité des États. Ils donnent des « notes ». Quand celle-ci est mauvaise, le crédit sera plus cher. Quand les États sont vertueux, ils pourront emprunter à moindre coût.

Quelques-unes de ces agences de notation, comme Fitch Ratings, Standard & Poor’s et Moody’s, sont devenues influentes et puissantes. Leurs avis équivalent à une norme planétaire. Or, il faut bien comprendre que ces organismes sont des sociétés privées, et ne sont soumis à aucun contrôle. Ils règnent sur les marchés financiers et peuvent en remontrer aux plus grands États démocratiques. Ces derniers en sont réduits à faire la danse du ventre en redoutant de voir leur note rétrogradée.

Cela porte un nom : la destruction du politique et de la démocratie.

Et l’avènement d’un empire mondial : celui du crétin.