L’euro doit-il être fort ou faible ?
Publié par cedric - le 04/06/2007

et si on faisait de la politique pendant la campagne ?

Entretien avec Jacques Généreux, dans Libération du 4 juin. | 4 juin 2007

La vigueur de l’euro fait sentir ses effets négatifs sur l’industrie européenne, et de plus en plus de voix dénoncent une politique monétaire « restrictive » de la Banque centrale européenne (BCE). Entre ceux qui soulignent le déficit de compétitivité avant tout structurel de l’économie française, et les autres qui s’alarment d’une désindustrialisation accélérée du pays en raison de la donne monétaire actuelle, que faut-il penser ?

La BCE a relevé ses taux sept fois depuis 2005 et va les relever encore, à 4 %. Pourquoi ?
Jacques Généreux : Ce n’est pas une surprise. Les traités assignent à la BCE de donner la priorité à la stabilité des prix. Dès l’instant où elle commence à réviser ses prévisions de croissance et voit l’inflation se rapprocher de la limite de 2 %, la hausse des taux est quasi certaine.
L’euro est-il surévalué ou son niveau reflète-t-il le « dynamisme de l’économie européenne », comme le dit l’OCDE ?
Jacques Généreux : Il y a trois raisons à l’appréciation continue de l’euro. D’abord, pour la première fois depuis dix ans, la zone euro a une croissance plus élevée que les Etats-Unis. D’où un afflux de capitaux vers la zone euro et une appréciation de la monnaie. Ensuite, la BCE accentue ce mouvement en relevant ses taux et, comme cette politique suit une doctrine constante et prévisible, elle incite les spéculateurs à anticiper la hausse en renforçant leurs placements en euros. Enfin, tandis que les autres puissances ont une politique délibérée de dépréciation de leur monnaie, l’UE n’a aucune politique de change. En théorie, les gouvernements de la zone euro doivent définir les orientations de la politique de change, mais, faute de consensus, ils n’en définissent aucune. Et ces éventuelles orientations ne pourraient contraindre la BCE à mener une politique de taux qui contrarie son objectif prioritaire de stabilité des prix. Si la hausse de l’euro reflète en partie la force économique de l’Europe, elle montre aussi sa faiblesse politique.
Cette hausse menace-t-elle nos industries comme s’en alarment certains patrons ?
Jacques Généreux : Il y a des gagnants et des perdants. Parmi ces derniers, on trouve les exportateurs de produits industriels fabriqués dans la zone euro et vendus en dehors : aéronautique, armement, automobile, pharmacie… Un euro qui frôle 1,40 dollar devient un facteur de délocalisations vers la zone dollar, comme l’a noté Airbus. Sont aussi pénalisés les producteurs de biens de consommation exposés à la concurrence américaine ou asiatique, et leurs salariés qui subissent ce chantage : modération salariale ou délocalisation. Mais il y a des gagnants : ceux qui importent et paient en dollars les matières premières ou qui vivent de la distribution de produits importés ; les consommateurs européens qui bénéficient de meilleurs prix ; les spéculateurs.
Tous les pays sont-ils égaux face à l’euro ?
Jacques Généreux : Certains s’en sortent mieux, comme l’Allemagne ­ premier exportateur mondial ­, dont la compétitivité, structurelle, vient de la qualité de ses spécialisations. Quand vous faites des produits hauts de gamme et à forte valeur ajoutée, le prix n’est plus le critère essentiel et la sensibilité aux variations de change, moindre. La France est plus portée vers les biens de consommation et les pays susceptibles d’acheter nos biens d’équipement – un quart de nos exportations – sont souvent situés hors de la zone euro. Ces divergences d’intérêt montrent que l’euro fort n’est pas bon ou mauvais. La science économique elle même serait bien en peine de dire quel est le bon taux de change.
S’il n’y a pas de taux de change idéal, sur quels critères faut-il se définir ?
Jacques Généreux : Sur une hiérarchie des finalités sociales qui reflète un choix purement politique. Exemples. Le pétrole est meilleur marché grâce à un euro fort. Soit, mais faut-il favoriser ainsi sa consommation, ou vaut-il mieux que les prix des produits pétroliers reflètent leur rareté et leur nocivité réelle afin de nous inciter à nous tourner vers des sources d’énergie renouvelables et non polluantes ? Faut-il préserver une industrie aéronautique européenne ou acheter moins cher nos écrans plats coréens ? Voilà en quels termes les questions devraient se poser, en termes de stratégie industrielle et de modèle de société. En démocratie, un tel arbitrage ne peut être confié qu’à des gouvernements élus, et non à une Banque centrale qui applique mécaniquement une doctrine constante : le monétarisme.
Pour parvenir à ces changements, il faut donc changer les statuts de la BCE ?
Jacques Généreux : C’est le minimum, mais c’est difficile puisqu’une telle réforme exige l’unanimité. Cela n’interdit pas de se mobiliser pour obtenir au moins la révision des objectifs de la BCE, sans remettre en cause son indépendance. Telle la Fed américaine, la BCE devrait poursuivre une politique monétaire visant la croissance, le plein emploi et la stabilité des prix et arbitrer entre ces objectifs en fonction de l’urgence. De plus, comme aux Etats-Unis, les délibérations de la BCE devraient être rendues publiques, et offrir ainsi aux citoyens les moyens d’évaluer l’orientation de la politique monétaire.
Nicolas Sarkozy n’a cessé, durant sa campagne, de s’en prendre à l’euro fort. Il promet de doter la zone euro d’un « gouvernement économique ». Est-ce la solution ?
Jacques Généreux : Il a déjà changé d’avis en déclarant qu’il ne remettrait pas en cause les statuts de la BCE ! Et, de toute façon, l’Europe a déjà un gouvernement économique : la BCE. Ce qui lui manque, c’est un gouvernement politique capable de définir à la majorité (et non à l’unanimité), une politique de change, une politique industrielle, des instruments de protection contre la concurrence déloyale… L’Europe me fait penser à une armée qui part en guerre sans ses armes. Elle est la plus exposée à la guerre économique mondiale, mais elle s’interdit d’employer les instruments qu’utilisent ses concurrents américains, japonais ou chinois pour défendre leurs intérêts.
Entretien réalisé par Christophe ALIX.