des revenus excessifs
Publié par cedric - le 01/03/2009

Vous avez consacré une partie de vos recherches aux inégalités. Pensez-vous que l’explosion des très hauts revenus constatée ces dernières années ait joué un rôle dans le déclenchement de la crise ?
Thomas Piketty. Il est sûr que ce phénomène a eu des effets très néfastes en termes de cohésion sociale. Vous ne pouvez pas demander à la majorité de la population d’accepter la stagnation de son niveau de vie quand, dans le même temps, les dirigeants de grandes entreprises et certaines professions accumulent des revenus considérables tout en bénéficiant de mesures d’allégement fiscal. Au surplus, il semble bien que, dans le domaine bancaire au moins, le mode de rémunération des traders, basé sur les résultats à court terme, ait conduit beaucoup d’établissements à prendre des risques insensés.


La montée des inégalités de revenus est-elle une réalité vérifiable ?

Pour les États-Unis, c’est une certitude : depuis trente ans, le pouvoir d’achat du salaire médian a stagné, alors que la masse salariale a augmenté en dollars constants, tout simplement parce que les 10 % des rémunérations les plus élevées ont absorbé l’ensemble de la croissance ; la France semble avoir suivi ce mouvement avec un assez long décalage dans le temps. Mais les travaux menés par Camille Landais dans le cadre de l’École d’économie de Paris montrent qu’entre 1998 et 2007, le revenu moyen de 90 % des ménages français a peu évolué, alors qu’au sein des revenus les plus élevés, on observe des progressions moyennes de pouvoir d’achat supérieures à 40 %. C’est un phénomène radicalement nouveau, inconnu jusqu’à la fin des années 1990.


Comment ce phénomène s’explique-t-il ?

Il est dû pour une part à l’augmentation des revenus du patrimoine, concentré pour une large part dans les mains des ménages les plus favorisés. Ceux-ci ont bénéficié entre autres du haut niveau de dividendes versés par des entreprises cotées. Mais l’essentiel provient de la très forte augmentation des rémunérations des dirigeants et de certaines catégories professionnelles au sein des très grandes entreprises et des banques. La tendance à la concentration des entreprises, à la constitution de groupes de plus en plus démesurés est sans doute pour beaucoup dans cette évolution. Quand vous êtes cadre dirigeant dans une société qui emploie 10 000 personnes ou davantage, il devient très difficile de mesurer concrètement votre contribution à ses résultats, comme cela peut se faire dans de plus petites entreprises ou pour des fonctions réplicables. Dès lors, ces dirigeants et certaines catégories professionnelles profitent de la situation pour s’octroyer des revenus souvent exorbitants. Les actionnaires ont souvent du mal à avoir voix au chapitre, et quand ils l’ont, ils sont pris dans un engrenage implacable. Et les comités de rémunération créés en marge des conseils d’administration fonctionnent sur la base de la cooptation et souvent des services rendus mutuels. Mais la principale explication pour cette évolution est d’ordre fiscal : la baisse continue des taxes d’imposition applicables aux revenus les plus élevés a fortement incité les cadres dirigeants à se servir de plus en plus ouvertement dans la caisse.


Nicolas Sarkozy a exigé des dirigeants de banques aidées par l’État qu’ils renoncent cette année à leur rémunération variable.

Cela ne va-t-il pas dans le bon sens ?

Cela ne va pas chercher très loin, car dans le même temps, la part fixe des rémunérations de ces dirigeants reste tout de même très copieuse. Barack Obama a été plus loin en fixant un plafond global de 500 000 dollars pour les rémunérations des dirigeants de banques bénéficiant du soutien de l’État fédéral.


Si les États veulent lutter efficacement contre ces inégalités, que peuvent-ils faire ?

L’État n’a pas le pouvoir de rendre moraux des acteurs économiques qui ne le sont pas. Par contre, ce qu’il ne sait pas trop mal faire, c’est la fixation des taux d’imposition. Il me paraît urgent d’augmenter fortement la taxation des très hauts revenus. Rappelons-nous qu’après la crise de 1929, le président Franklin Roosevelt a considérablement augmenté l’imposition des revenus des ménages les plus favorisés. De nombreux États européens sont allés dans la même voie jusqu’aux années 80, où la tendance inverse s’est amorcée. Mais, pendant toute cette période, l’économie occidentale ne s’en est pas portée plus mal, si l’on en juge par son taux de croissance.


Mais la très forte taxation des hauts revenus ne risque-t-elle pas de décourager le travail et la prise de risque ?

Le cadre de base gagnant 50 000 ou 100 000 euros et le rapace qui prend plusieurs dizaines de millions d’euros par an ne doivent pas être traités de la même façon. L’augmentation de la fiscalité ne devrait à mon avis s’appliquer qu’au-delà de 500 000 euros de revenu par an. Si vous taxez davantage les tranches supérieures à ce niveau, les intéressés auront tout de même encore de quoi vivre. Il ne faut pas pénaliser l’immense majorité des familles des classes moyennes qui, soit dit en passant, ne bénéficient pas pour la plupart du bouclier fiscal, alors que beaucoup d’entre elles supportent plus de 50 % de prélèvements, si l’on inclut entre autres ce qu’elles paient sous forme de TVA ou de taxes pétrolières.


Que pensez-vous des mesures prises par Nicolas Sarkozy et le gouvernement depuis le début de la crise ?

Le plan d’aide aux banques était indispensable, étant entendu qu’il doit s’agir de sauver les banques et non les banquiers. En ce qui concerne les plans de relance, il faut à la fois jouer sur l’investissement et la consommation : en rendant un peu de pouvoir d’achat aux ménages, sous forme par exemple d’une baisse de la TVA. Une bonne partie de l’argent ainsi réinjecté peut aller dans les échanges économiques et servir, au moins pour partie, à reconstituer la trésorerie et les marges d’entreprises, qui en ont bien besoin. Le levier de l’investissement public agit en revanche de façon différée. Et, dans le cadre du plan français, il s’agit pour une large part de sommes que l’État s’était de toute façon engagé à dépenser.


Mais l’exemple de la Grande-Bretagne, où le gouvernement de Gordon Brown a baissé la TVA, ne semble pas à ce jour très concluant.

Je ne suis pas sûr que cette mesure ne contribue pas à limiter l’impact de la crise qui sera inévitablement très violente aux États-Unis, compte tenu de l’importance du secteur financier. Et je suis irrité par la façon dont Nicolas Sarkozy et le ministre des Finances allemand s’érigent en donneurs de leçons à l’égard de la Grande-Bretagne ou d’autres pays, quitte à prendre des distances avec la réalité. Dans le contexte actuel, les dirigeants européens devraient se serrer les coudes et éviter de polémiquer. On en est loin.

Auteur : bernard broustet
b.broustet@sudouest.com