Le devoir d’histoire, condition du devoir de mémoire, par Henri Pena-Ruiz
Publié par cedric - le 19/02/2008
Point de vue
 
LE MONDE | 19.02.08 | 14h04

es enfants juifs assassinés par les nazis n’avaient commis qu’une « faute » : celle d’être nés. Telle est la barbarie raciste : s’en prendre à un peuple comme tel. Comment comprendre ce crime collectif, dans son caractère spécifique, sans une claire distinction du crime de guerre et du crime contre l’humanité, ce crime qui vise l’humanité de l’homme et cherche à la détruire après l’avoir mise à nu ? Comment prendre la mesure du geste nazi dans le processus qui va de la stigmatisation par l’étoile cousue à l’interdiction professionnelle, du parcage en lieux maudits au transport en wagons à bestiaux, de l’expérience médicale sur les corps à l’éradication patiente de la conscience humaine ?

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Une mystique de la race et des constructions idéologiques délirantes sur la cause de tous les problèmes s’était mise en place. Dans le contexte d’une crise économique ravageuse, elle avait relayé le thème religieux ancestral. On sait le mal que fit le glissement de l’antijudaïsme religieux à l’antisémitisme ethnique, glissement opéré sans que les autorités religieuses, maîtresses des écoles d’alors, tentent de l’empêcher. Bref, comment comprendre la hargne antisémite sans restituer les causes qui débouchèrent sur l’innommable, sur l’horreur absolue qui laissa sans voix ceux qui la découvrirent d’abord ? La question n’est pas de savoir s’il faut éveiller la conscience des élèves sur le drame de la Shoah. Elle est de savoir comment et à quel moment on atteindra le mieux le but visé.

Faut-il pour sensibiliser les futurs citoyens à ce drame courir le risque de traumatiser des enfants de 10 ans qui vont devoir faire effort pour imaginer la mort d’enfants qui leur ressemblent ? Le pourront-ils, s’ils ne disposent pas encore des moyens psychologiques et intellectuels pour l’assumer, ni même peut-être pour comprendre ce que cette mort programmée a eu de spécifique dans l’histoire ? L’enfant de 10 ans fait ses premiers pas dans les chemins de la connaissance, découvre certes le monde mais d’abord en étant prisonnier de la façon dont il est touché par lui. A-t-il déjà les repères, la distance requise pour ne pas se méprendre ? Est-il sain que l’enfance soit d’emblée chargée des pesanteurs du passé humain ? Autant de questions que l’on ne saurait trancher à l’emporte-pièce.
Il ne s’agit pas de dispenser une éducation mièvre. Mais préserver l’enfance dans l’enfant, c’est préparer au mieux l’avènement de l’homme mûr et lucide, capable de révolte. La conscience de la Shoah est une chose trop grave et trop nécessaire pour être abandonnée au brouillard des sentiments. Il faut que lui soit consacré un temps où le regard lucide et affranchi peut se porter sur elle, armé de raison et de savoir. Ce temps viendra vite au collège et au lycée, où s’apprend la pensée réfléchie qui nourrit la révolte devant les injustices de ce monde.
UNE FAUTE CONTRE L’ESPRIT
L’univers médiatique, hélas, est peuplé d’enfants qui meurent : éboulements, balles perdues, massacres, attentats déclinent la violence et en donnent des versions multiples. Sans compter d’autres génocides qui ont aussi ensanglanté l’histoire. Comment l’enfant de 10 ans peut-il s’élever à la conscience de la violence nazie et de ses ressorts propres ? Quelle mémoire imaginaire peut-il se construire d’une tragédie où la cruauté s’est faite politique, où le non sens a raturé la vie, où le corps humain animalisé par la nudité conduit le regard embué à se détourner ? Faut-il le faire dépositaire de la mémoire d’une vie singulière, bien difficile à imaginer, ou lui faire prendre conscience du point commun à tous ces enfants martyrs victimes du racisme ?
Quant à l’émotion concernant le génocide du peuple juif, elle ne sera pas moins forte dès lors qu’elle aura été précédée par la compréhension rationnelle de ses causes. Bien au contraire : plus on comprend par la raison, plus on est bouleversé par le coeur. Car on mesure alors l’abîme qui sépare les exigences du respect de l’humanité des enchaînements historiques auxquels certains hommes consentirent jusqu’à ce que l’oeuvre de mort s’accomplisse.
Oui à la sensibilisation par l’émotion, mais à la condition que la raison parle la première et dessine à contours nets ce qui s’est passé. Certes, il est difficile de comprendre une causalité historique complexe qui entrecroise tant de facteurs. Certes, il est difficile de chercher à comprendre ce qu’on voudrait d’abord rejeter avec indignation. Mais le devoir d’histoire est ici la condition du devoir de mémoire. C’est dire que la personne convoquée à un tel devoir doit pouvoir le prendre en charge intellectuellement, culturellement, moralement.
La politique de l’émotion, par la mobilisation compassionnelle d’enfants de 10 ans, est une faute contre l’esprit et peut-être aussi contre le coeur. Faire les choses à contretemps et d’une telle manière, c’est risquer de compromettre une authentique prise de conscience, fondée sur le recours à la raison et au savoir. L’émotion de la distance va de pair avec la citoyenneté éclairée et l’instruction qui la rend possible. Le patient travail des professeurs d’histoire ou de philosophie, entre autres, n’a pas attendu l’annonce du président de la République pour oeuvrer en ce sens.

Henri Pena-Ruiz est philosophe, écrivain.